Chroniques et nouvelles de Pierre Martial, écrivain-journaliste

[NOUVELLES]

" HEY ”, une nouvelle en immersion de Pierre Martial dédiée à tous les sans-abri



Le vieil homme s’arrêta un peu avant l’entrée du tunnel abandonné pour reprendre son souffle. D’une main tremblante, il fouilla les poches de sa veste. Il en ressortit une demi-cigarette et une grosse boite d’allumettes de cuisine.
Il s’assit sur une borne en béton au bord de la voie ferrée.

Toutes les traverses métalliques étaient rouillées, certaines étaient tordues et des herbes folles envahissaient tout.

300 mètres plus bas, sur le périphérique, les voitures passaient en un flot compact et ininterrompu et on entendait le ronronnement lancinant des moteurs.
La sirène d’une ambulance domina un instant cette sourde symphonie.

Le vieux tirait silencieusement sur son mégot, les yeux perdus dans le vague.
Le soir tombait doucement.

La peur du vieil homme

Il sortit soudain de sa léthargie et regarda tout autour de lui d’un air inquiet.
— Hey ! dit-il d’une voix qui se voulait forte mais qui était seulement enrouée.
Et il tendit l’oreille.
Seul le ronron des voitures lui répondit.

— Hey ! lança t-il un ton plus haut en se relevant péniblement.
Il tourna trois fois sur lui-même et plissa ses yeux fatigués pour scruter les alentours.

Maintenant, le vieux avait peur.

D’un côté, il y avait la bouche noire et inquiétante du tunnel abandonné. De l’autre, l’ancienne voie ferrée, jonchée de détritus. Et, de part et d’autres, un talus de 5 mètres de haut, couvert de broussailles et de hautes herbes.
— HEY ! se mit-il à crier aussi fort que ses vieilles cordes vocales le pouvaient. HEY ! HEY !!

C’était de la panique qu’on lisait dans ses yeux.

La bête

Et soudain, à vingt mètres de lui, une boule rousse jaillit des fourrés et se précipita sur lui.

La bête avait les babines retroussées en un rictus sauvage. Elle était courte et massive, le poil sale mais l’œil brillant. Elle tenait à la fois du chien et du loup.
En quelques bonds elle fut près du vieil homme.

Puis elle stoppa net.

— Hey, Bon Dieu, fit le vieux ! Où que t’étais donc passé ? Tu m’as fait une de ces peurs !
Le chien regarda son maître et émit quelques jappements joyeux en remuant la queue.
— Je t’ai déjà dit de rappliquer aussi sec dès que je t ‘appelle, dit le vieux d’un air bourru.
Le chien baissa un peu la tête et se frotta contre le pantalon du vieil homme.

Puis ils s’assirent tous les deux. Le vieux sur son plot de béton, et le chien sur son derrière.
Le vieux se remit à tirer sur son mégot et “Hey” le regardait en agitant la queue.
— C’est pas pour t’emmerder que j’ te dis çà, hein! T’es libre ! Tu fais ce que tu veux ! Mais dès que j’ t’appelle, tu rappliques fissa, compris ?
Le chien ne le quittait pas des yeux et sa queue continuait à balayer le sol à grands mouvements.
— T’es comme qui dirait, mon garde du corps ! J’ai que toi pour me défendre dans ce putain de merdier ! Oublie jamais çà, compris ?

Tunnel obscur

“Hey” dut sentir qu’il ne s’agissait pas des soliloques habituels du vieux mais que le moment était plus grave parce qu’il cessa d’agiter la queue. La gueule à demi-ouverte, il haletait doucement, la langue pendante et les crocs bien visibles. Il avait une mâchoire impressionnante et, sous son pelage sale, son corps était massif et tout en muscles.

— Je viens d’avoir 70 balais, mon pote, et depuis plus de 10 piges que je vis dans la rue, j’ai paumé toute ma santé et je tiens à peine sur mes quilles, alors qu’est-ce que tu veux que je me défende si on m’attaque ? Hein ? Qu’est-ce que tu veux que je me défende ?

Le jour tombait lentement et l’air devenait plus frais. Une odeur de moisi émanait du tunnel obscur à une dizaine de mètres d’eux. Une bande de moineaux passa en vol serré le long des talus et le chien les suivit quelques secondes du regard.

Rentrer à la “maison”...

Le vieux resta un long moment silencieux, comme perdu dans ses souvenirs, puis il se leva avec effort, regarda tout autour de lui et fit un pas hésitant en direction du tunnel.
— Allez, marmonna-t-il, autant pour lui-même que pour son chien. Au lit maintenant !
Et il se dirigea à pas pesant vers la bouche sombre.

A ses côtés, Hey ne remuait plus la queue. Il avançait lentement, tous les sens en éveil et les muscles tendus.
Quand ils pénétrèrent tous les deux dans le tunnel obscur, le chien huma l’air nerveusement à plusieurs reprises puis il sembla se détendre et jappa joyeusement en regardant son maître.
— C’est bon? fit le vieux. La voie est libre? T’es content de rentrer à la maison?

Puis il ajouta, d’un air immensément las :
—Et oui, mon pauvre clébard, qu’est-ce que tu veux que je te dise, on n’a plus que çà comme maison maintenant! On n’a plus que ça…


Pierre MARTIAL

J'ai écrit cette nouvelle, parmi d'autres, suite à plusieurs semaines d'immersion que j'ai vécues, il y a quelques années, aux côtés de celles et ceux qui ont tout perdu, qui n'ont plus même un toit pour dormir et qui vivent, à Paris et ailleurs, dans la rue, dans des tunnels désaffectés, sous des piliers d'autoroute ou dans des caves... J'en suis revenu profondément meurtri, et en même temps totalement déterminé à ne jamais cesser de me battre, à mon humble place et avec mes petits moyens, pour un monde plus juste, plus fraternel, plus égalitaire... et dans lequel on ne verrait plus jamais des femmes et des hommes dormir dans la rue, la peur au ventre, recroquevillés sur un carton...)

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Pierre MARTIAL
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